Extraits choisis

de Médéa Médée Une enfance en Algérie.

Que je sois né à Alger importe seulement pour l’état-civil. Un détail. C’est à Médéa que ma vie a commencé et que tout s’ordonne, la genèse ─ en hébreu Béréchit : « le commencement ». Le lieu premier. Prononcer les trois syllabes aux voyelles glissantes comme un appel modulé qu’on chuchote dans le soir : é-é-a, la bouche grande ouverte sur le dernier son ─ une pure musique ─ me fait tressaillir et une étrange chaleur me parcourt alors. À en croire les dictionnaires la ville s’appelle aujourd’hui Lemdiyya ; mais son nom demeure. Les dix ou onze ans que j’y ai passés à partir de 1936 ou 1937 scintillent telles ces étoiles disparues qui, longtemps après, envoient encore leur lumière. (p. 19)
En écho à la lumière de Médéa, celle de la Grèce antique, aussi vive, me donne envie de lire Médée, tragédie d’Euripide que je connaissais seulement de réputation. Dans une bibliothèque j’ai préféré aux traductions de type universitaire, a priori très fidèle, la « mise en français » de Marie Cardinal. Le fait d’avoir lu l’écrivaine pied-noire a contribué à mon choix… Le personnage est vite présenté sous des traits me rappelant ma propre mère, l’œil hagard, le visage déformé par la douleur, pleurant, gémissant, invectivant. Jason le lui reproche de manière très directe : « Mais toi, c’est plus fort que toi, il faut que tu gueules, sans arrêt tu as l’injure et la malédiction aux lèvres » ─ j’adore « tu gueules », bravo Marie Cardinal ! (pp. 90-91)

des Nouvelles de l’effacement : « Quelque chose de curieux« .

« … Mais désormais personne ne me dit bonjour. Les rares fois où les regards se tournent vers moi, c’est comme si j’étais transparent. Vertigi- neux. On m’ignore, pourtant mon nom figure toujours au planning et je traite dans les délais les dossiers que je trouve sur mon bureau. Pourquoi ?
Aujourd’hui je monte à la compta pour un problème d’heures supplé- mentaires. Il ne peut s’agir que d’une erreur à mes dépens. Depuis son divorce Mme Durand porte des vêtements très moulants et arbore un sourire démesuré. Je lui rends. Elle sent le chypre ou un parfum de ce genre. Je n’avais pas jusqu’ici remarqué à quel point elle est bien roulée. Rien d’étonnant qu’elle ait plu à Pierre l’an dernier. Peut-être qu’elle pourrait… Non, son expression déterminée me rappelle Célestine teigneuse entre toutes les femmes ! Droite comme un i, elle ferme un bouton de son pull d’un air de vierge effarouchée, plutôt pour attirer mon attention sur son décolleté, et s’exclame en fronçant le nez et en pinçant les lèvres :
– Mais on ne vous voit plus, monsieur Dubois !… Je me demandais si vous n’étiez pas arrêté… « 

 

de Corbelle

« Je survole Vernery, planant avec aisance sans presque battre l’air de mes grandes ailes noires. Voilà que se dessine une silhouette loin de moi, entre deux traînées de brume. On dirait une femme. N’est-ce pas la corbelle dans sa robe orange déployée autour d’elle comme un soleil ? Je vais dans sa direction du plus vite que je peux. Enfin, j’arrive à ses côtés et l’enlace. Son sexe est une porte ouvrant sur un monde de chaleur. Nous allons nous unir quand, baissant la tête, j’aperçois tout en bas Fourest, l’ivrogne du Balto, qui émerge d’une nappe de brouillard. Il regarde dans notre direction. Les deux yeux de son fusil me fixent, s’agrandissent démesurément.
Je veux m’enfoncer avec la corbelle dans la masse nuageuse pour nous mettre à couvert ─ vite, ne pas perdre une seconde. À cet instant précis retentit le fracas d’une détonation, coup de tonnerre assourdissant. J’ai une brûlure au ventre et tombe en vrille. Des plumes voltigent, tachées de sang. Je tombe encore, je n’arrête pas de tomber, une masse de froid se referme sur moi.
Réveil en sursaut. Malgré les couvertures, je grelotte… »

 

de L’homme sans masques

« Il était une fois, au pays de l’Autre Rive, un homme sincère entre tous. En vérité, le désir de pureté habitait Johann ; enfant déjà il l’avait en lui. Assez tôt, il découvrit les faux-semblants des relations sociales et l’hypocrisie du monde. Certes, les hommes avancent masqués. Pourquoi ? Par intérêt, pour mieux manipuler, mieux lutter, et ainsi arriver à leurs fins ; ou par crainte de paraître faibles, de ne pas être à la hauteur. Derrière le masque se cache le plus souvent la lame. Or, il était las de la mascarade, et la supportait de plus en plus mal.
Un ami proche, Marc, qui lui rendait visite avec sa compagne, lui fit part de son désaccord :
— Je comprends ton point de vue, moi aussi j’aime la sincérité. Mais vivre en société ne serait pas possible sans cacher quelque chose… Il faut bien atténuer l’expression de ses sentiments, de son hostilité ou même de son égoïsme… En fait, lâcher comme ça tout ce qu’on a sur le cœur se révèlerait tôt ou tard dangereux. Le ton était déterminé, un tantinet provocateur. La jeune femme avait hoché la tête d’un air d’évidence.
─ Tu parles comme un livre, articula Johann à mi-voix… »

 

de L’Ecole des secrets : « Amours d’automne »

« A chaque fois les têtes se tournent vers la personne qui vient d’être présentée. Juste devant moi, une collègue note scrupuleusement le nom et la discipline enseignée. Le plus attentif à coup sûr, c’est André Granet. Avant même l’appel des nouveaux, il se dévissait le cou comme un personnage de dessin animé, feignant de saluer quelqu’un, il repérait déjà les nouvelles sur lesquelles il jetait des regards gourmands. Il me pousse du coude :
– Jacques, tu ne trouves pas qu’elle est sympathique ?
Je lui murmure à l’oreille en souriant :
– Tu mates le corps enseignant !
– Très drôle ! Tu ne te laisses pas un peu aller de temps en temps ?
Je devine que ça galope dans sa tête. Me revient soudain un souvenir d’enfance. Je visitais une ferme normande. Un cheval attaché devant le bâtiment s’agitait et hennissait si fort que j’avais préféré m’éloigner. Il piaffait et ses sabots claquaient par salves. J’avais interrogé le fermier: l’étalon avait senti la présence d’une jument dans l’écurie voisine…
Mais voilà que la déléguée syndicale intervient très énergiquement. La réforme va aboutir au chaos, ce que recherche le ministre est bel et bien le démantèlement de l’enseignement secondaire. On en verra vite les effets. Je suis en train de me demander si l’an dernier elle n’avait pas tenu le même propos dans les mêmes circonstances, quand l’assemblée applaudit à tout rompre… »

 

de Chroniques de l’entre-mondes : « La lagune »

« … Entre deux mondes qui ne peuvent s’ajuster, sans appartenance à l’un ni à l’autre.
─ Le juste milieu, dit-on.
─ Non, l’injuste milieu. Un espace intermédiaire sans épaisseur ni couleur. Suspendu entre les pôles de l’alternative. En porte-à-faux. Entre chien et loup. Des confins où l’on se perd. On n’est ni dedans ni dehors, ni d’un bord ni de l’autre. Le seul fait d’y demeurer, solitaire, expose au malheur. Un entre-mondes où je ne peux pas vivre…
La voix d’Élias avait tremblé.
─ Allons, vous n’êtes pas le seul dans cette situation.
─ Certes.
—  Et dans une charnière on peut bénéficier de plusieurs points de vue. Une vision plus large donc.
— On est acculé au dilemme. Une moitié répond oui, l’autre non. On est à soi seul une guerre civile. »